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Une sémiotique des âges de la vie

PRESENTATION : Ivan Darrault-Harris & Jacques Fontanille
Une sémiotique des âges de la vie ?

PREMIERE PARTIE : LES ÂGES DE LA VIE DANS LA THEORIE SEMIOTIQUE :

SEMIR BADIR : La sémiotique et la vie :
PIERRE BOUDON : Le Monde de l’adolescence ou la perte de l’autorité
DOMINIQUE DUCARD : L’Idole des jeunes. Discours sur la violence des images
JACQUES FONTANILLE : Âges de la vie : les régimes temporels du corps :

SECONDE PARTIE : ÂGES ET FORMES DE VIE

MARION COLAS-BLAISE : « Les Âges de la vie chez Julien Gracq. Le Jeu, l’enfance et le mythe LUISA RUIZ MORENO : La vieillesse, la perte modale vs La mémoire et l’attente
JEAN-MICHEL WIROTIUS : Vieillesse et handicap dans les textes réglementaires et le discours médical
TROISIÈME PARTIE : EXPLOITATIONS STRATÉGIQUES DES REPRESENTATIONS DE L’ÂGE :
ERIK BERTIN : La séduction par la tension :
MARC BONHOMME : Stratégies publicitaires dans les représentations de la vieillesse et du vieillissement :
ISABELLE GARCIN-MARROU : Jeunesse, altérité, insécurité : les stratégies socio-politiques dans la presse écrite

DIANA LUZ PESSOA DE BARROS : Exploitations stratégiques des représentations de l’âge dans les publicités bancaires :
PHILIPPE QUINTON : Avoir l’âge de ses images

QUATRIÈME PARTIE : COMPETENCES ET CULTURES DE LA JEUNESSE ET DE LA VIEILLESSE
EMANUELLE BORDON, J.-P. SAUTOT, P.VAILLANT : Interprétation de pictogrammes : genèse d’une compétence

AURELIE DOMMES & MARIE-LOUISE LE ROUZO : Les différences d’organisation du lexique mental entre générations

RICARDO DE CASTRO MONTEIRO : Les Simulacres de la jeunesse dans la musique populaire brésilienne

ISABELLE KLOCK-FONTANILLE : Le tag ou l’écriture réinventée ?

IVAN DARRAULT-HARRIS : Une modèle génératif des comportements et discours adolescents :

L’existence, la vie humaines apparaissent en une première approche comme un parcours physiologique de croissance puis de décroissance compris entre la conception (ou la naissance : déjà des divergences peuvent se faire jour) et la mort. Ce parcours d’une continuité sans failles peut évoquer le spectre, lui aussi continu, que l’on obtient en décomposant à l’aide d’un prisme la lumière solaire. Et l’on sait que les couleurs sont le produit d’un découpage opéré par telle ou telle langue naturelle, et, au-delà, telle culture, découpage très variable, voire inattendu, comme le souligna en son temps L.Hjelsmlev.
Il en va de même du spectre temporel des âges de la vie, soumis à une segmentation langagière et culturelle : certains asiatiques font partir, dit-on, le décompte de l’âge d’un individu du premier jour supposé de sa conception ; bien des communautés dites primitives ignorent la période occidentale de l’adolescence ; l’Occident européen lui-même attendit le XVIIIème siècle pour « inventer » l’enfant, et la seconde moitié du XXème siècle pour reconnaître au bébé puis au nourrisson une identité spécifique remettant en cause toutes les représentations antérieures.
Si le spectre des couleurs jouit d’une assez grande stabilité (ce qui n’interdit nullement l’engendrement d’une infinité de teintes et de nuances subtiles par le jeu du mélange ou, linguistiquement, de la métaphorisation), celui, temporel, des âges de la vie constitue à l’évidence la vedette instable d’un processus complexe de sémiotisation grossièrement compris comme conjoignant actes de segmentation et de sémantisation.
Ce processus se déploie à l’intérieur d’un univers culturel donné (J.Fontanille y insiste ici-même) et, d’autre part, sur des isotopies multiples donnant leur spécificité à des discours bien identifiés (biologique, philosophique, moral, religieux, juridique, sociologique, psychologique, etc.). Ainsi, pour le spécialiste d’embryologie, n’y a-t-il aucune rupture, aucun seuil pertinent repérable à 12 semaines de gestation, lequel en revanche sera significatif pour le juriste indiquant à cette date la limite extrême de légalité d’une interruption volontaire de grossesse. En revanche, certaines convictions religieuses, morales, philosophiques amèneront à nier toute possibilité d’une telle segmentation, reconnaissant à l’embryon d’emblée le statut de personne humaine.
Processus inévitablement complexe, car qu’y a-t-il de plus important, dans une quelconque communauté humaine, que la discrimination des âges de la vie ? Nulle substance dont la mise en forme sémiotique soit plus conséquente. En dépend, par exemple, la distinction vitale des générations, la production d’interdits fondamentaux (inceste, …), la ritualisation des échanges sociaux, la prescription des droits civiques, la législation du travail, etc.

Les Âges de la vie sont, disions-nous, d’abord le résultat d’une segmentation produite par une langue naturelle, découpage confirmé ou non par une segmentation culturelle historiquement, sociologiquement soumise à variations qui, en retour, peuvent engendrer des remaniements segmentatifs.
Lorsque l’on évoque le lexique délimitant les segments de l’existence humaine – petite enfance, enfance, adolescence, âge adulte, maturité, vieillesse – on découvre un séisme du découpage traditionnel dont la langue elle-même peut ou non montrer des traces.
Certes, les termes de nourrisson, de bébé, de petit enfant ont-ils une existence à l’origine lointaine dans la langue ; mais leur définition – outre la relative permanence du segment chronologique qu’elles recouvrent – a culturellement profondément changé, ne serait-ce qu’à la faveur des découvertes qui ont fait du bébé, par exemple, une « personne » douée de compétences insoupçonnées.
De plus, une récente sous-segmentation est-elle apparue, tout particulièrement pour la période désignée autrefois globalement comme adolescence : pré-adolescence, adolescence proprement dite, post-adolescence. Si l’adolescence commence toujours avec la puberté, on constate des comportements pré-adolescents (et quelquefois préoccupants) bien antérieurs à la mutation pubertaire ; quant à la post-adolescence, en expansion considérable, elle se termine tardivement (autour de 26 ans) à la lumière de critères qui ne sont plus physiologiques, mais socio-économiques. Cette prolongation interminablement aspectualisée de la post-adolescence a d’ailleurs produit des termes parasynonymes comme celui d’adultescence, insistant sur cette figure de jeune presque adulte mais résistant au passage définitif à l’adultité.
La vieillesse pour sa part est désignée plus volontiers par l’actant collectif des seniors, terme qui domine actuellement les appellations de troisième voire de quatrième âge. En dépit de son apparentement dérivationnel avec sénile et sénilité, le terme de senior a l’avantage remarquable d’être un comparatif faisant pendant à junior, sans renvoyer donc à une identité figée en rupture avec la jeunesse : les seniors sont des jeunes à peine plus âgés !
De manière plus générale, on peut faire cette observation que les âges de la vie voient leur découpage traditionnel modifié par un double mouvement : d’une part une forte tendance à l’anticipation, ainsi de l’adolescence qui, c’est vrai, commence physiologiquement de plus en plus tôt. Mais est-il sans conséquence de pousser à la transformation de petites filles et de jeunes garçons en lolitas et lolitos ? Ce qui amène ces enfants à adopter des comportements renvoyant à des identités pseudo-adolescentes très tôt (cf. le concept winnicottien de faux-self). N’est-il pas par ailleurs préoccupant, grâce aux progrès de l’échographie non médicale, de commencer l’album photographique du futur enfant à trois mois de conception ?
En revanche, du côté de l’adultité et surtout de la vieillesse, on constate un mouvement non pas de convocation anticipée mais de rejet, de procrastination, si l’on peut dire : les adultes jeunes et moins jeunes affichent une nostalgie voyante de la post-adolescence (choix vestimentaires, pratiques sportives, goûts musicaux, etc.) ; la vieillesse est repoussée et finalement quasi déniée, jusque dans sa dénomination même.

Le sémioticien ne peut qu’être sensible à ce phénomène, central aujourd’hui, de re-segmentation des âges de la vie qui va de pair avec une re-sémantisation des périodes nouvellement découpées dans le flux existentiel, lequel est tout à fait semblable, disions-nous, au spectre continu de la décomposition de la lumière solaire : comme on passe insensiblement d’une couleur à une autre, on glisse tout aussi insensiblement d’un âge à l’autre, avant que langue et culture ne viennent tracer les frontières, les seuils, les passages.
Et Greimas nous a autrefois montré que le fameux schéma narratif et sa belle trilogie d’épreuves venait introduire de la discontinuité et du sens dans le continu insensé de l’existence humaine, pur processus, encore une fois, de croissance et de dégénérescence.

C’est, d’autre part, une bien curieuse tendance de notre époque de considérer qu’il y aurait une « culture jeune » : y aurait-il aussi une « culture senior » ? une « culture de l’âge mûr » ? D’ordinaire, ce genre de questions est réservé à la sociologie. Mais, bien que le phénomène intéresse au premier chef sociologues et psychologues, il semble aujourd’hui leur échapper pour plusieurs raisons.
Cette nouvelle division des cultures n’est peut-être pas sans rapport avec la mondialisation des phénomènes culturels : tout en voulant ignorer les différences culturelles traditionnelles, et puisqu’il faut bien segmenter et catégoriser, le « marketing » culturel a inventé de pseudo-divisions intercontinentales : la « culture jeune », par exemple, transcenderait-elle les différences entre les banlieues américaines, anglaises et françaises ? La sociolinguistique urbaine, ainsi que la sociosémiotique peuvent nous aider à répondre à cette question : il y a bien, en effet, des modes d’expression comparables, d’autres exportables, mais on ne sait, finalement, s’il s’agit à proprement parler d’une même « macro-culture », ou du même rapport aux autres pratiques culturelles locales. Les créations linguistiques des jeunesses du monde n’obéiraient-elles donc plus, aujourd’hui, aux lois inhérentes à chaque langue nationale ? Inventeraient-elles, de la même manière, selon les mêmes règles, leurs argots et leurs verlans ?
Par ailleurs, si on peut parler d’une culture de tel ou tel âge de la vie, c’est aussi en partie en raison du type de productions sémiotiques qui y domine. Ce serait peu dire que de ramener les différences entre les pratiques sémiotiques, d’un âge de la vie à l’autre, à des différence de « style » ou de « genre » : leur portée, en effet, est toute autre, puisqu’elle résulte de différences dans la vitesse et l’ampleur de l’appropriation des nouvelles technologies de communication, et dans l’invention de leurs usages, mais aussi de différences dans le choix des supports et des techniques qui inspirent les pratiques gestuelles, graphiques, musicales, etc : ces différences cumulées conduisent finalement à de véritables divergences sémiotiques, et pas seulement stylistiques et génériques.
La sémiotique des âges de la vie concerne enfin les stratégies socio-économiques : des attentes différentes, des « univers conceptuels » distincts, des « cibles » identifiées et des clientèles spécifiques, voilà en général ce que les professionnels de la communication, de l’ergonomie, du design et de la stratégie voient dans ces différents « âges ». Mais, le plus souvent, tout comme dans la typologie sociologique des « styles de vie », les critères de distinction, malgré un appareil d’analyse parfois sophistiqué, reposent trop souvent sur les seules classes de produits ou de services.
Une réflexion stratégique inspirée par la sémiotique s’intéressera donc bien sûr aux valeurs sous-jacentes, aux expressions sensibles de ces valeurs, mais aussi aux grandes représentations du changement de l’icône-de-soi et des pratiques associées qui caractérisent chacun des âges de la vie. Mais elle commencera par se poser la question de la segmentation : combien de phases ? au nom de quels critères (si la puberté marque le début de l’adolescence, comment en fixer le terme) ? pour quels objectifs stratégiques ? Et elle se demandera aussi comment aborder stratégiquement ces différentes classes de destinataires : comme des groupes entièrement indépendants ? comme des groupes qui interagissent au moment du choix ou de la décision ? comme des groupes qui échangent à tout moment leurs styles, leurs attentes et leurs valeurs ?
Mais cette question est aussi sociale et politique, car parmi les « modes d’expression » et les « modalités sémiotiques » des différents âges de la vie, la violence n’est pas le moindre, violence contre soi-même, autrui, contre les objets, contre les signes des autres groupes culturels et sociaux. Le rapport aux « objets sémiotiques », et par conséquent leur énonciation, ne pourrait donc plus se réduire à l’ « émission » et la « réception » : on le sait, pour les sémiotiques-objets quelles qu’elles soient, l’énonciation est un appareil formel de leur « usage », et les pratiques d’usages sémiotiques varient, selon l’âge, sur un autre mode que celui de l’émission/réception : la séquence « production / conservation / consommation / destruction » s’impose alors. Cette séquence canonique peut, comme tout autre, être syncopée ou entièrement déployée. Du côté de la syncope : s’engager dans une conduite à risques, attenter à sa propre vie, c’est s’énoncer, en visant la destruction ; détruire un objet sémiotique, faire brûler une voiture, saccager un wagon de train, c’est encore une manière de l’énoncer : ainsi les miliciens des régimes totalitaires « lisaient »-ils les livres ! ainsi les hooligans « lisent »-ils les matches de football !
L’âge est, au premier chef, un phénomène qui concerne le corps, ses représentations, et les formes signifiantes qu’il produit ou sous-tend. Dans une perspective psychosémiotique, par exemple, l’adolescence est un bouleversement total, où les langages divers (verbaux, gestuels, musicaux, notamment) ne peuvent être compris que sur le fond des transformations corporelles et des représentations (ou des absences de représentations) qui s’ensuivent. On ne peut isoler telle ou telle modification (les transformations des perceptions, du schéma corporel, celles de la voix, etc.) de toutes les autres : toutes constituent, au sens sémiotique du terme, une « forme de vie » cohérente. Tout comme le feraient les sciences cognitives, en convoquant par exemple le concept d’ « énaction », la sémiotique s’efforce en ce cas de prendre en compte l’ensemble que constitue un tel bouleversement global, en commençant par sa dimension polysensorielle, et en aboutissant notamment aux différentes formes d’expression sémiotique et à leur syncrétisme. Ainsi pourrait-on tenter de mettre au jour l’ « embodiment », l’incarnation spécifique des formes sémiotiques caractérisant chaque âge de la vie.
De ce point de vue, les transitions, d’une période à l’autre, concernent directement les processus de l’iconisation, ainsi que ceux qui la remettent en question, en somme les alternances de stabilisation et de déstabilisation de la « figure de soi » : il s’agit bien de « se » reconnaître dans le changement permanent, de parvenir à stabiliser dans la représentation sémiotique de soi-même une « icône » identifiable, voire d’en adopter bientôt une autre. La plupart des « crises morales » liées à l’âge sont des crises sémiotiques de ce type. Aussi accordera-t-on la plus grande attention à toutes les pratiques sémiotiques de l’ordre du « miroir » et de l’« identification » : ainsi la découverte, à l’adolescence, par exemple, des vertus du discours autobiographique ; ou encore, chez l’adulte, pourra-t-on s’intéresser à la recrudescence actuelle des sports à risque, stratégie de prolongation de la post-adolescence, du maintien et de la rémanence d’une icône chronologiquement révolue.
La sémiotique des âges de la vie est donc une des espèces de la sémiotique des cultures. Si elle a trait au corps et à ses productions sémiotiques, elle a trait aussi, bien entendu, au temps, et surtout aux variations passionnelles induites par les changements de perspective sur le temps. Les représentations du temps sont en effet au cœur des cultures et, bien souvent, c’est un des plus sûrs moyens de les comparer et de les distinguer  : les dispositifs aspecto-temporels et déictiques des langues du monde ont toujours été considérés comme des « concrétions » issues de représentations cosmogoniques, mythiques ou populaires du temps.
Or, toutes les représentations et conceptions culturelles du temps se heurtent à la même difficulté, que les philosophes identifie comme « aporie ». C’est la difficulté qu’il y à confronter, composer ou intégrer, d’un côté le moment présent et ses instances diverses, et de l’autre le temps chronique ; la plupart des « inventions » culturelles, en matière temporelle, résultent de cette difficulté, et des efforts pour la réduire : le temps du calendrier, le temps du récit, le temps de la loi, de la politique et de la vie sociale, le temps liturgique en sont quelques exemples. Or, le statut du « temps de la vie », dont nous nous occupons ici, est à cet égard indécidable : confronté au présent déictique, il se fond dans le temps chronique ; confronté au temps chronique, il semble n’être qu’un présent élargi. La question qui se pose, en l’occurrence, pour une « sémiotique des âges de la vie », n’est pas de résoudre un problème de nature philosophique, mais de comprendre comment, d’une phase de la vie à l’autre, le point de vue sur le temps change, et comment ce dispositif complexe qui associe formes déictiques, aspectuelles, modales et passionnelles peut être reconfiguré d’un âge à l’autre.

Ivan DARRAULT-HARRIS et Jacques FONTANILLE

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